Au temps du tomata (à Rosalie)
Pourquoi n’ai-je pas pleuré à ton enterrement ? Pourquoi ai-je pris ça pour une fatalité ordinaire ? Et pourquoi aujourd’hui encore, je me pose toujours la question ? J’ai pleuré la mort d’un chien, d’un ami, mais pas la tienne. J’ai pleuré sur moi-même, plus à tort qu’à raison d’ailleurs, mais pas pour ta disparition grand-mère. Etais-je à ce point égoïste, insensible, résigné ? Il ne s’agissait pas d’un quelconque orgueil en tout cas, je n’ai jamais eu honte de mes larmes. Je t’aimais pourtant, du même amour que l’on éprouve pour ses grands-parents, une affection teintée d’une légère compassion envers des êtres d’une génération en partance pour l’oubli. C’est cela, je t’aimais comme on aime les personnes âgées dont on sait la séparation inéluctable. Quel idiot j’ai été.
Je savais que tu avais été une jolie petite fille, même si la photo, au décor de colonne antique et de rideau drapé, la classait immanquablement dans les souvenirs rococo d’une autre génération. Celle que j’ai vue de toi jeune fille avait quelque chose de troublant : un éclair de lumière dans tes yeux clairs sur un visage crispé te donnait un aspect surnaturel. Un regard d’au-delà. Un regard d’au-delà les Pyrénées, un regard venu de l’Espagne que tu avais fuie, poussée par la misère, avant même que la guerre civile n’éclate.
Ce qui m’impressionnait le plus chez toi était l’horrible cicatrice que tu portais au bras. Dans l’atelier où tu travaillais, une machine avait failli te l’arracher. Lorsque, quarante ans après, j’en voyais la boursouflure, blanchie par les ans, j’imaginais, avec effroi, la plaie d’alors. Je te demandais si cela ne te faisait pas souffrir, tu répondais qu’à l’époque oui, mais que pour ne pas perdre ton travail, tu y étais retourné le lendemain, sans t’en plaindre, et la semaine suivante tu accouchais de ma mère.
De toute façon, je ne t’ai jamais entendue te plaindre, c’est peut-être à cause de ça que je n’ai pas pleuré à tes funérailles. On enterrait la maladie qui t’avait depuis longtemps mangé le cerveau, qui t’avait déjà tuée en quelque sorte. On s’apitoie rarement sur les gens réservés, on a tendance à les croire distants ou épargnés par les chagrins du monde, alors qu’ils ne manifestent qu’une dignité sans apparat. Les coups du sort ne t’ont guère ménagée.
Je t’ai vu pleurer pour ton fils qui partait à la guerre, celle d’Algérie, qu’il ne fallait pas nommer ainsi. Tu avais pleuré le soir de son départ, devant l’évier, en essuyant l’assiette de son repas. Tu avais pleuré et tout le monde reniflait dans la cuisine. Tu as alors demandé à Dieu qu’il te le rende, vite, pour un moment encore. Tu ne lui avais jamais rien demandé avant, par peur de le déranger sans doute, par humilité aussi. Et il t’a entendue le bougre… Le lendemain soir, dans un bruit inhabituel de vespa, un copain te le ramenait, son bateau avait pris plusieurs jours de retard. Je n’ai jamais retrouvé d’odeur aussi succulente que celle de l’omelette que tu lui avais alors préparée. En plus des œufs et de la tranche de jambon, tu avais rajouté une telle dose d’amour que ça embaumait la cuisine.
Il est bien sûr reparti, mais cette fois tu n’as pas pleuré. Tu as blanchi. Comme si ton bon Dieu, à la manière d’un Faust cynique, t’avait pris quelques années de ta vie en échange du retour de ton enfant. D’un seul coup, tes magnifiques cheveux bouclés se sont transformés, par l’alchimie du désespoir, en mèches d’argent. Des cheveux somptueux, sortant de la corne d’abondance de ton foulard lorsque tu allais grappiller dans les vignes. J’ai, soi-disant, hérité des mêmes et l’argent m’a poussé sur la tête avant d’être grand père. Par contre je n’ai pas tes yeux, deux diamants bleus, limpides, irisées de petites planètes vertes satellisées autour d’une pupille sombre. J’ai vu tout cela le jour où je t’ai surprise, tu te souviens ?
J’avais écourté ma sieste à cause des ronflements de grand-père, je me faufilai, sans bruit vers la cuisine. Je t’y revois encore, bouche ouverte, lèvres avancées, accueillant d’une langue friande une goutte de confiture au bout d’une cuillère en bois. Un plaisir gourmand éclairait ton visage. Gêné de deviner cette volupté, je suis resté là sans bouger. Mes pieds nus sur le carrelage n’étaient pas pressés d’affronter la canicule. J’attendais patiemment que tu me découvres.
Tu m’as aperçu, et, sans rompre le charme, tu m’as tendu la cuillère. « C’est bon chiquet ! » as-tu murmuré. Tu m’as alors invité à la dégustation en penchant ta tête contre la mienne. Enveloppés de l’odeur caractéristique de la confiture encore chaude, nous formions un drôle de couple, je lisais le ravissement dans ton regard. Nous sommes restés quelques instants ainsi, collés l’un à l’autre et condamnés au silence pour ne pas réveiller les dormeurs. La cuillère avait fait plusieurs allers-retours dans la marmite et nous n’avions plus l’excuse de la goûter. Nous la dévorions avec de grands sourires complices, les yeux écarquillés de joie. Je savourais la vie, le soleil, le fruit, mais aussi celui de ton travail, ton inlassable travail.
Je ne dormais que rarement pendant la sieste, alors je te rejoignais souvent pour t’aider. En fait, je t’embarrassais plus qu’autre chose, mais tu me confiais toujours une tâche valorisante comme lorsque tu préparais le « tomata »
Comment évoquer le « tomata », ces conserves faites maison, sans parler de la chaleur d’août, de l’odeur exotique des tomates fraichement cueillies, des marmites bouillantes dans lesquelles nous les jetions. Tout ce petit artisanat qui se mettait en place, les bouteilles longuement nettoyées, les louches, les entonnoirs et la kyrielle de bouchons de liège souvent réutilisés d’une année sur l’autre. Cette troupe, ma grand-mère, ma mère, une cousine et moi, s’alignait sagement en attendant la charge. Au milieu de ce laboratoire en plein air, en pleine ombre, tu me laissais la place de choix. L’holocauste de tomates pouvait commencer.
Je grimpais sur une caisse afin d’être à la bonne hauteur, toi armée d’une louche, tu retirais les tomates bouillies, enlevais, en te brulant, leur peau et fournissait en chair tendre la gueule des entonnoirs. Là, comme un chef d’orchestre, baguette en main, je m’évertuais à faire pénétrer le tout dans des bouteilles disparates aux goulots trop étroits ou trop larges pour un entonnoir rebelle. Parfois, une fois rempli, il vomissait de chaudes coulées de liquide sanglant et poisseux sur mes doigts malhabiles.
Face au monde, nos bras, comme des pistons montaient et descendaient en cadence. Tu m’apprenais, sans le savoir peut-être, la volonté de faire, d’entreprendre, de maitriser la pratique et tout cela avec si peu de mots.
Tu M’encourageais « nin ! Cha ba vite, hein ». J’étais loin de rivaliser, mais j’y mettais du cœur et parfois je cassais même mon bout de bâton. Tu disais alors que s’il cassait « ch’est qu’il n’allait pas biennn ! » et tu t’activais pour m’en trouver un autre plus rectiligne dans le fagot de sarments qui attendaient le brasier. Parfois nous buttions sur un morceau récalcitrant, qui pour se venger, nous crachait de petits jets de graines brulantes. Cela nous amusait, tu commentais en patois et je riais même si je ne devinais pas toujours le sens.
Quelle horrible civilisation, quand j’y repense, qui interdisait à un enfant de comprendre la langue de sa grand-mère. Bien sûr, les grammairiens n’auraient pas eu de mal à démontrer que tu parlais un sabir, mêlé d’occitan, de catalan, de français. Qu’importe, tu parlais la langue de ta condition, la langue des réfugiés, on ne disait pas immigrés alors, la langue de ceux qui ont peu connu l’école. En fait c’était un espéranto qui permettait à tous ces gens du sud de se comprendre, qu’ils viennent d’Italie, d’Espagne ou du Portugal, une langue de fraternité identitaire en quelque sorte.
Un soir où la télévision avait diffusé une émission appelant à la générosité pour combattre la faim en Afrique, cette même fraternité t’avais conduite à aller chercher, chez lui, le maire du village pour qu’il assure une permanence, pour lui remettre tes cinq francs. Toi qui tordais le cou d’une poule sans sourciller, toi qui lui arrachais l’œil pour la vider de son sang, pour cuisiner un « sanquet », tu ne supportais pas que de l’autre côté de la planète, dans un pays dont tu ignorais l’existence, des enfants meurent de faim. Il fallait que tu fasses quelque chose, que tu donnes sans calcul. Ces cinq francs t’ont peut-être manqué, le lendemain, pour payer les commissions …
A cette époque, les épiciers distribuaient des points de fidélité qu’il fallait coller dans un cahier. Tu me réservais cette joie. Méticuleusement, j’ajustais ces petites vignettes dans leur emplacement. Chaque timbre n’équivalait qu’à un centime, pourtant le cahier rempli, j’avais l’impression de t’avoir fait économiser une fortune. Je me souviens même qu’en échange de l’un d’eux, tu m’avais rapporté un bol. Un bol de faïence blanche, décoré d’un motif léger, dans lequel, tous les matins, tu me versais un chocolat fumant.
Tous les souvenirs que j’ai de toi sont liés à la chaleur, celle de l’été, puisque je passais mes grandes vacances avec toi et grand-père, mais aussi celle des repas de famille. Tu étais une fameuse cuisinière, ou plutôt une championne pour faire manger, avec peu de moyens, une tribu gloutonne. Un paquet de riz, deux bouteilles de tomata, un ou deux oignons du jardin, une gousse d’ail, trois ou quatre cents escargots, des petits gris, que l’on ramassait après la pluie et tu rassasiais tout le monde. Rêveur, je contemplais les pyramides de coquilles vides qui rivalisaient de hauteur, tu contestais à grand-père le titre de « plus gros mangeur d’escargots ». Et moi, j’avais l’Egypte sur la table. Cette chaleur ne se mesurait pas qu’en calories quand, après le festin, papé décrochait l’accordéon…
Etrangement, alors que nous vivions désormais dans le même village, mon adolescence nous éloigna, comme si d’un coup la différence d’âge s’amplifiait.
La deuxième fois où je t’ai vu pleurer c’est lorsque je t’ai annoncé mon départ pour Paris, en quête d’un travail. Tu te souciais de ne plus me revoir, et moi, avec l’arrogance de mon âge, je riais de tes inquiétudes. J’aurais dû partager tes craintes plutôt que d’afficher cette assurance, ce ton protecteur, faussement raisonnable et véritablement stupide. Ton voyage fut plus long et plus douloureux que le mien, il s’appelait Alzheimer.
Le dernier souvenir de toi est de loin le plus douloureux, la cruauté cynique du sort m’est insupportable. La maladie te prenait ta personnalité, s’acharnait à t’humilier, te rabaissait au rang de légume gâté, pareil à ceux que tu ôtais de ton panier pour éviter qu’ils ne contaminent les autres. C’était d’ailleurs ta supplique lorsque tu traversais un court moment de lucidité, tu souhaitais en finir.
Je t’ai vue assise, les mains pendantes comme des chiffons mouillés. Elles qui virevoltaient sans cesse avec grâce. Elles qui servaient aussi de manœuvre à ton colosse de mari, elles qui dansaient autour des fourneaux, semblaient ignorer maintenant les gestes. Et tes yeux ! Tes yeux sans regard, vides de vie… Tu étais à l’endroit même où je t’avais surprise vingt ans plus tôt. J’ai compris alors qu’il n’y aurait plus d’odeurs de confitures ni de cuillère en bois entre nous. J’ai compris que tout moment est unique et que le bonheur doit être pris par reflexe ; j’ai compris la mort, la vie, pêle-mêle, J’ai compris mon incommensurable bêtise.
Je t’ai embrassée, ton regard s’est alors éclairé, ta bouche a repris vie, elle s’est arrondie pour tenter de murmurer mon nom, mais aucun son n’est sorti. Tu t’es excitée pour retrouver au moins une syllabe, puis tu es retombée dans ce brouillard de désespoir.
Dehors, sur la terrasse, théâtre de mes jeux d’enfant, le froid figea dans mes yeux les larmes qui n’ont pas coulées quelques mois plus tard à ton enterrement.