Comme tous les enfants, j'avais les yeux magiques. Mais si, souvient toi! Lorsqu'on regardait un nuage, on y voyait des visages qui se tordaient au gré du vent. J'avais sans arrêt ces visions. D'une fissure du mur de ma chambre, émergeait un nageur, inlassable, qui tentait d'accéder au plafond. Un nageur vertical quoi! Du mur lépreux de l'école jaillissaient des dragons monstrueux, mais éteints, leur panache n'était que poussières et scories de chaux. Les yeux de ma mère contenaient deux planètes noires, constellées d'une myriade de petites stries de couleurs où des vaisseaux tentaient de jeter leurs amarres. A l'école je voyais ce que personne ne voyait, mais l'institutrice m'était transparente. Lorsque le directeur me reçu dans son bureau pour tirer au clair ces absences d'attention, je ne vis que les poils qui sortaient de ses oreilles. Et je me demandais si le trou de ses oreilles sentait aussi mauvais que celui de mon nombril. Le nombril, tiens! Je l'imaginais comme le courant d'eau que fait le lavabo lorsqu'on retire la bonde, j'imaginais que l'on naissait comme ça d'une spirale qui sortait du nombril de nos mères. Mais la vie m'apprit à arrêter de me regarder le nombril pour m'intéresser au ventre à nourrir. Et les coups de rabot de la sacro-sainte réalité ont réduit mon imagination en copeaux épars et variés. Ici, un dessin, un poème par-là, et la profonde impression d'avoir perdu mon univers. On me traitait d'original parce que je dessinais sur ma voiture des visions de science-fiction. "Original" on prêtait ce terme au clochard et au vieux savant qui regardait les étoiles, j'étais ni l'un ni l'autre, ni surtout l'autre. Alors, petit à petit, la raison des plus nombreux m'a imposé les codes. Et je me crus mort-vivant dans un monde sans intérêt. Mais au moment où j'allais définitivement abdiquer, j'ai rencontré l'amour. Deux grands yeux bleus m'ont souri et la petite mouette de sa bouche m'a dit :"tu viens papy?" A SUIVRE